dimanche 5 octobre 2014

Je ne quitterai pas ce monde en vie



Titre original: I'll Never Get Out Of This World Alive
Auteur: Steve Earle
Maison d'édition française: L'Ecailler
Date de publication: 2011
Nombre de pages: 257


1963: Doc est un médecin défroqué que les errances ont fini par amener à San Antonio, Texas et qui partage sa vie entre fix d'héroïne et avortements clandestins. Il est hanté par le fantôme de Hank Williams, la légende de la country, à qui il a administré une dose létale de morphine dix ans plus tôt. Un jour, une jeune mexicaine débarque dans son ''cabinet'' et bouleverse le cours de son existence.



Steve Earle est un musicien de country/folk/blues qui a commencé sa carrière dans les années 80, avec l'émergence d'une scène country alternative. Né en 1955 à Fort Monroe en Virginie, il connaîtra une existence instable, son adolescence consistant essentiellement à parcourir le Texas en stop pour devenir un musicien reconnu. Il débarque à Nashville en 1974 avec quatre dollars en poche et commence à se faire un nom. Il apprendra l'autodestruction auprès du légendaire Townes Van Zandt. Il écrit et enregistre pour et avec de nombreux artistes, dont les Pogues, et Guy Clark et fini par sortir un premier album solo, Guitar Town, en 1986. Il va enchaîner les succès (Copperhead Road, I Feel Alright) et les mariages (sept à ce jour dont deux fois avec la même femme) tout en s'enfonçant dans la drogue. A tel point qu'il passe les années 1993 et 1994 à errer défoncé dans les rues de Nashville. Il finira par être arrêté pour possession d'héroïne et se fera la belle en Géorgie avant de se rendre, sa peine n'étant que d'un an. Il la purgera en se sevrant sans assistance médicale (ouch) et retourne en studio dès sa sortie de prison. Dès lors, il n'arrêtera jamais d'enregistrer et de tourner et ce jusqu'à nos jours, sortant entre autres les très bons Transcendental Blues et Washington Square Serenade respectivement en 2000 et 2007. Son écriture socialement acerbe et engagée lui vaudront quelques polémiques, notamment son militantisme en faveur du contrôle des armes et contre la peine de mort. Tout cela fera de lui une référence de la musique populaire américaine qui a collaboré avec Tom Morello et Johnny Cash. Il est aussi acteur à ses heures perdues, jouant dans The Wire et Trémé, les deux séries cultes de David Simon. En 2009, il publie un premier livre, Les Roses du Pardon, un recueil de nouvelles mais ne s'arrête pas là et entame immédiatement l'écriture de son premier roman, celui qui nous intéresse aujourd'hui. A noter qu'un album éponyme est sorti la même année et se veut en être la bande-son.





Alors, que penser de ce bref roman écrit par un musicien? et bien ma foi, c'est une œuvre des plus intéressante. Le contexte est assez important, car utilisé de façon inhabituelle. Le début des années soixante est souvent présenté comme une période d'insouciance avec le flower power à son apogée et l'émergence de nouvelles idées de liberté émancipatrices dans les sociétés occidentales. Il n'en est rien ici, le livre prenant place dans un quartier mal famé de San Antonio. En fait, sans les rappels historiques (la visite du couple Kennedy dans la ville puis l'assassinat de John) on pourrait croire que cette histoire nous est contemporaine tant elle respire le marasme et la perdition que l'on rattache aux années 90 avec l'arrivée des drogues dures dans les rues.


On suit donc la trajectoire du mystérieux Doc (dont le nom ne sera dévoilé que très rapidement, sans que cela semble avoir la moindre importance) héroïnomane et accroc à la morphine et qui, pour assouvir ses vices auprès de son dealer Manny, se livre à des opérations et autres traitements médicaux clandestins auprès de la faune locale. Prostitué(e)s, dealers, petites frappes, tout le monde défile dans la pension qu'il loue auprès d'un couple lesbien (vous l'avez pas vue venir celle-là hein!?), que ce soit pour se faire retirer une balle, traiter ses MST ou encore interrompre une grossesse non désirée...On croise donc pas mal de personnages fort peu recommandables qui constituent un petit microcosme détraqué mais fort intéressant. Car là où certains se seraient contentés d'une approche clichée ou sociologique très clinique, Earle en fait des êtres humains tout en contrastes et en ambiguïté. Il éprouve un certain attachement envers ces loosers perdus sur le bord des routes les plus solitaires, ayant lui même été du nombre. Du coup, cette galerie, peu ragoutante au départ, devient très vite attachante et l'on se prend à espérer une issue positive, malgré le titre sans appel. Le langage employé est cru et pourtant, il est souvent le moteur d'une certaine pudeur.


Malgré toute la noirceur qui se dégage de cet univers, l'espoir n'est pas totalement absent, il est même personnifié par le personnage de Graciela. Jeune immigrée clandestine abandonnée par son caïd d'amant entre les sales pattes de ce bon docteur, elle va progressivement s'intégrer à cette communauté malsaine et y apporter une forme de paix et de sérénité. A tel point que l'on finira par croire son nom prédestiné et ses actions miraculeuses...Notamment un prêtre aussi opiniâtre que borderline. Sa relation avec Doc est assez bien amenée et se détache des amourettes conventionnelles.


Mais quid du fantôme dans tout ça? Et bien, il est fort présent, sa relation avec Doc est complexe, intéressante et nous offre de bons moments et des dialogues surréalistes. Si il est assez classique dans son apparence, son rôle dans l'intrigue est plus original et nous offre une vision plutôt personnelle et rafraîchissante des ectoplasmes. Le fait qu'il s'agisse d'Hank Williams rend la chose encore plus intéressante. Véritable légende et grosse influence d'Earle en matière de musique, on peut considérer que son fantôme pèse aussi très lourd dans l'héritage musical américain, notamment sur sa descendance (son fils et son petit-fils devant gérer ce lourd héritage). Il faut dire que sa mort prématurée à l'âge de 29 ans ne l'a pas empêcher de marquer au fer rouge le monde de la country avec ses paroles directes, concises et pleines d'histoires sombres, sordides et souvent bouleversantes. Le tire du livre est d'ailleurs celui d'une de ces chansons. Sa présence n'est pas le seul élément surnaturel qui s'invitera dans cet étrange récit de rédemption, et de survie, mais elle est clairement la plus fascinante car complètement étrange et réellement intrigante de part son traitement.


On est donc ballotés entre des sentiments contradictoires et souvent bouleversés par la profonde humanité qui se dégage du récit, nous montrant l'envers du décor d'une Amérique rutilante, non pas tant pour dénoncer particulièrement (le racisme et l'influence néfaste de religieux complètement détachés de la réalité entre autres) mais plutôt pour raconter une bonne histoire. Les tons et les genres se mêlent subtilement et efficacement, entre drame et fantastique, roman noir et musical, southern gothic et polar. Le final, assez poignant, est à l'image du roman dans son entier, évitant les poncifs, le mélo et le pathos. On serait donc bien en peine de classer ce livre dans une catégorie précise et c'est tant mieux!! Tout juste peut on dire qu'il est à l'image de son auteur, un homme entier mais tout en contrastes...

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